Francesca Bellino est journaliste et romancière, elle est l’auteure de «Sul corno del rinoceronte» (Sur la Corne du Rhinocéros) qui vient d’être traduit et publié en arabe par «Dar Al-Mutawassit», une maison d’édition arabe basée en Italie.
Le roman se déroule durant la période de fin 2010 début 2011, dans une Tunisie en pleine agitation sociale et politique. Les événements sont centrés autour de deux personnages aux chemins croisés, l’Italienne Maria et la Tunisienne Meryam.
Les deux jeunes femmes amies ont fait le chemin de la migration à la recherche de l’autre. Maria, professeure d’anthropologie culturelle, est partie en Tunisie à la recherche d’une amie à elle. Quant à Meryam, elle est partie vers l’autre rive à la recherche de son amoureux italien. Notons également que Francesca Bellini, qui réside en Italie tout en visitant fréquemment la Tunisie a déjà publié un premier roman en italien sur «Le chant libre des stars de la Méditerranée» dans lequel elle trace le parcours d’icônes disparues, dont l’Egyptienne Om Kalthoum et les Tunisiennes Saliha et Habiba M’sika. Entretien.
Dès le début, je voulais comparer deux personnages, une femme italienne et une femme tunisienne, et offrir au lecteur un roman à double point de vue et capable de valoriser cette identité commune qui appartient aux citoyens des deux pays qui donnent sur la Méditerranée
Comment vous est venue l’idée de traduire «La corne du Rhinocéros» en arabe ?
Déjà en phase d’écriture, j’imaginais que cette histoire était destinée à un public international. Dès le début, je voulais comparer deux personnages, une femme italienne et une femme tunisienne, et offrir au lecteur un roman à double point de vue et capable de valoriser cette identité commune qui appartient aux citoyens des deux pays qui donnent sur la Méditerranée. Ayant choisi de situer une grande partie de l’histoire entre 2010 et 2011 en Tunisie, à l’époque où une page cruciale de l’histoire contemporaine des pays arabes a été écrite, le premier désir était évidemment de porter le livre aux lecteurs arabes et en particulier aux Tunisiens. Et, comme cela arrive toujours dans la vie, c’est une série de rencontres vertueuses qui a donné naissance à cette traduction. Tout d’abord celle avec Saoussen Bou Aicha qui est tombée amoureuse de l’histoire et a commencé à la traduire dans son paradis, à Hawaï. Puis avec Khaled Soliman al Nassiry, le courageux et talentueux fondateur de la maison d’édition Al-Mutawassit. Et enfin avec le professeur Ahmed Somai qui a donné la touche finale au projet avec une révision fine et précise de la traduction.
Le roman dépeint une Tunisie en pleine agitation politique et sociale entre 2010 et 2011. Quel regard portera le personnage de Maria sur la situation en Tunisie s’il revient de nouveau aujourd’hui, c’est-à-dire 10 ans après la révolution ?
Certes, Mary ne subirait plus les chocs culturels continus qui ont caractérisé ses premiers voyages en Tunisie. Elle serait plus libre des préjugés et du regard eurocentrique qui nécessitaient un gros effort pour comprendre profondément son amie Meryam et les nuances de sa culture d’appartenance. Marie serait plus confiante et plus détendue dans les rues de Tunis ou de Kairouan et percevrait immédiatement les différentes énergies du pays qui ne sont plus opprimées et suffoquées comme en 2010, ni désorientées et festives comme le 15 janvier 2011, lorsqu’elle revient pour la deuxième fois. Sans aucun doute, cependant, elle ressentirait le poids de la crise économique aggravée en Tunisie ces dernières années et sur le visage des gens elle trouverait cette illusion d’optique de la liberté qui n’est jamais vraie et concrète sans un système économique qui travaille pour éviter les inégalités et sans frontières ouvertes pour tout le monde.
Ayant choisi de situer une grande partie de l’histoire entre 2010 et 2011 en Tunisie, à l’époque où une page cruciale de l’histoire contemporaine des pays arabes a été écrite, le premier désir était évidemment de porter le livre aux lecteurs arabes et en particulier aux Tunisiens
Et quel regard portera Meryam sur l’Italie ?
Si l’histoire continue, dix ans après la fin du roman, Meryam découvrirait une Italie de plus en plus mal à l’aise face à la migration, plus raciste et appauvrie culturellement. Après avoir été témoin des énormes efforts déployés par son pays pour conquérir et maintenir le chemin démocratique en vie, l’Italie semble immobile, recourbée sur elle-même, de plus en plus résistante aux changements sociaux et culturels, presque ennuyeuse et sans aucun doute sans opportunités pour les étrangers.
Ce roman représente aussi une sorte de pont culturel entre deux pays. Ces ponts culturels garderont-ils le même sens après une pandémie telle que le Covid-19 ?
Tout d’abord, nous espérons que l’urgence Covid-19 passera bientôt et retournera à une vie avec moins de restrictions de liberté. Les ponts culturels, cependant, à mon avis, ne sont pas menacés par le virus. Ils peuvent également être construits au cours de cette période. Un pont culturel solide ne peut naître qu’entre deux personnes enfermées dans un appartement. Il suffit de garder la curiosité de l’Autre en vie, de tendre vers le courage et de ne pas céder à la peur, de créer des entreprises capables d’impliquer deux ou plusieurs pays, de se mettre à la place de ceux qui fuient les guerres, de défendre les droits des travailleurs, des femmes, des minorités religieuses, des enfants, cuisiner des recettes du monde entier, lire de la littérature étrangère et écrire des histoires avec l’intention d’inventer de nouveaux espaces où la diversité peut coexister.
Les ponts culturels ne sont pas menacés par le virus. Ils peuvent également être construits au cours de cette période. Il suffit de garder la curiosité de l’Autre en vie, de tendre vers le courage et de ne pas céder à la peur, de créer des entreprises capables d’impliquer deux ou plusieurs pays, de se mettre à la place de ceux qui fuient les guerres, de défendre les droits des travailleurs, des femmes, des minorités religieuses, des enfants…
En tant que romancière et journaliste, comment avez-vous vécu le confinement en Italie, l’un des pays les plus touchés par la pandémie ?
Une de mes premières réflexions a été de voir à quel point le sort d’un pays dépendait de celui des autres et à quel point il y a de la cécité chez les personnes qui pensent qu’un événement qui se produit loin ne les concerne pas.
Le virus circule indépendamment des frontières, il nous montre que le monde est un territoire unique et que personne n’est à l’abri de la douleur. J’ai vécu ces mois d’isolement à la merci d’émotions conflictuelles. Les premiers jours, je n’ai pas souffert, au contraire j’ai même ressenti un profond soulagement de pouvoir me détendre et de ne pas forcer le corps et l’esprit à courir après les choses et à respecter les engagements. J’ai senti que je pouvais choisir comment utiliser le temps et écouter mes vrais besoins et désirs, aller vers la vérité et avoir un plus grand respect pour moi-même. Mais vint ensuite la douleur des nombreux décès en Italie et dans le monde. Une angoisse subtile et omniprésente à laquelle s’ajoute la colère de voir des milliers d’enfants privés d’école et autant de parents contraints de s’improviser en enseignants. Assister à la perte, à la solitude, au désir de l’école de mon fils de sept ans m’attriste encore énormément. J’ai rêvé tous les soirs et j’ai accompagné la route pour terminer mon nouveau roman qui, par une bizarre coïncidence, évoquera des sensations vécue même pendant la quarantaine.